Tu t’es détesté, immédiatement, lorsque tu as vu son visage se crisper et son sourire s’évanouir. T’as regretté ta bêtise mais c’était trop tard, le mal était fait ; c’était parfaitement gratuit, inutile, tout simplement lâche et immature de ta part. Tu n’avais pas prévu en revanche que ton cœur se serrerait douloureusement dans ta poitrine en constatant ton ‘œuvre’. Ces derniers jours, tu n’as pas réussi à penser à autre chose, aux dégâts que tu as causé, alors que tu sais parfaitement à quel point des petits mots, des insinuations, peuvent détruire, briser. Tu l’as fait quand même et tu ne sais pas comment recoller les morceaux, et ça te rend malade. Tu erres chez toi, l’envie de rien, ou plutôt si, avec une seule idée en tête, récupérer tes mots, rembobiner la pellicule pour empêcher le venin de sortir, mais c’est trop tard, et tu es seul avec cette voix persifleuse à l’arrière de ton crâne qui te dit que c’est peine perdue, que jamais il ne voudra te revoir, ni écouter ce que tu pourras dire parce que ça sera forcément un maigre réconfort. Peut-être même que ça ne fera que jeter de l’huile sur le feu. Tu te rends compte que t’es plus démuni que jamais, parce que sans que t’aies eu le temps de t’en apercevoir et de réaliser, il s’était fait une place là, au fond de toi, il avait répandu cette chaleur rassurante dans ce trou noir où tes idées t’avaient perdu.
Machinalement, sans même y réfléchir, tu prends ton téléphone pour composer son numéro. Elle. L’amie improbable. Tu ne croyais pas que les rencontres sur internet pouvaient déboucher sur quelque chose, pas d’amitié, encore moins d’histoire d’amour, et pourtant. Décidément, il y a plein de choses sur lesquelles tu vas revoir ton jugement… tu l’appelles. Par chance, tu ne tombes pas sur le répondeur. T’as encore un petit espoir que votre petite roucoulade te change les idées, au moins pour le temps que ça durera, ça sera toujours ça de pris. – Hey ! Ça te dis qu’on se voit ce soir ? J’ai encore un peu de champagne au frais… Pas de fausse pudeur, pas de fioritures, tu sais qu’il n’y a que cette amitié améliorée, pas de complications, c’était la condition sinéquanone de cette relation et ça repose.

Cette amitié avait quelque chose de simple et de presque évident, il n’y avait aucune ambiguïté, même si tout avait débuté via un site de rencontre, avec l’anonymat que ça apportait. La première fois, ça avait été comme n’importe quelle autre aventure, un peu de plaisir partagé le temps d’une nuit, et des routes à nouveau distinctes au petit matin. Aucune promesse, aucun lien. C’était ce qui aurait dû se passer, et pourtant… Et pourtant tu t’étais senti d’humeur bavarde ce soir là, et elle avait ouvert son cœur elle aussi, et les heures avaient défilé, les sujets de conversation aussi. Elle avait cette lueur pétillante dans le regard, et t’aurais pu tomber sous son charme si elle n’avait pas aussi ce petit air innocent de femme-enfant, si elle ne t’avait pas, à sa façon, rappelé Molly et sa candeur délicieuse. La petite sœur. C’était un peu ça, mais pas exactement non plus, et ça t’avait fait sourire. Debout devant ton frigo un peu trop vide, tu regardes d’un air absent ces deux bouteilles de lait et les quelques restes de bouffe chinoise commandée au traiteur… Vêtu d’un vieux t-shirt et d’un pantalon de jogging, t’as traîné toute la journée, tournant exactement comme un lion en cage, tu te dis que sortir faire quelques courses ne peut être que bénéfique, en plus ça t’occupera pendant… une petite heure. Tu prends tes clés de voiture sur la table basse près du canapé du salon et sort sans réel enthousiasme. Les rayons de Farmer’s Market te semblent tous pareil, des alignement d’emballages colorés, des publicités flashies avec des offres promotionnelles exceptionnelles… Tout semble vivre, même ces choses inanimées qui crient presque des messages que tu ne perçois pas. Tu traverses tout, sans voir, comme si tu n’étais pas vraiment sur terre, tu as des gestes mécaniques, dictés par l’habitude. Sur le chemin du retour, à la radio, est diffusée une sorte de talk-show, un parmi les dix-mille qui sont produits tous les mois, tout le temps ici, dans cette capitale du divertissement. Tu écoutes les sons, les voix, mais les mots et les paroles ne t’accrochent pas réellement, tu n’éteins pas parce que ça occupe l’habitacle, ça t’empêche de revoir tout ce qui s’est passé sur la plage arrière.
Tu n’as rien fait de particulièrement constructif lorsque la sonnette t’avertit que Hannah est arrivée. Tu n’as pas vu le temps passer, et pourtant il est déjà derrière toi. Tu ouvres, et tu souris, t’écartant pour la laisser entrer. Tu l’embrasses sur la joue, elle est fraîche, douce. C’est si facile avec elle. – Tu vas bien ? Demandes-tu simplement.

C’est étrange la façon dont les choses peuvent évoluer sans qu’on ait de prise dessus, t’es bien placé pour le savoir, t’as été aux premières loges ces dernières semaines. Avec Hannah, ça aurait dû être purement charnel, une fois, peut-être plus, mais rien de plus que des nuits partagées. T’as pas compris comment t’en es venu à t’ouvrir à elle, ou elle à toi, mais c’est comme ça. Ton sourire réapparaît lorsque sa silhouette se dessine dans l’encadrement de la porte et tu l’accueilles d’une bise affectueuse. Elle a toujours cette malice pétillante dans le fond des yeux et ce sourire franc aux lèvres, un vrai rayon de soleil. – Très bien, je suis contente que tu m’aies invitée. Justement je me disais que ça faisait longtemps qu’on n’avait pas passé une petite soirée ensemble. Elle a raison, et t’as un peu honte parce qu’on ne peut pas dire que t’aies eu un emploi du temps particulièrement chargé surtout que tu t’es royalement dérobé de deux des quatre events qui étaient prévus. – Pardon, tu veux boire quelque chose ? Champagne ? Badoit ? Bière ? Tu n’évites pas la question qu’elle te retourne, ou peut-être un peu en réalité, mais tu ne veux pas échapper à la courtoisie de base en oubliant de lui proposer à boire. Tu ne sais jamais répondre lorsqu’on te demande si tu vas bien… En principe, tu ne devrais pas hésiter face à elle, aussi étrange que ça puisse paraître, mais tu ne sais pas par où commencer. Tu soupires. – Très franchement… pas génial. C’est l’euphémisme du siècle mais c’est tout ce que t’as trouvé pour ne pas paraître trop alarmant ou bien vouloir t’apitoyer sur ton sort. Tu voudrais détourner la conversation mais ton cerveau est bloqué ; malgré ton sourire, tu ne peux pas chasser cette culpabilité qui te hante, cette envie de recoller les morceaux sans savoir comment. Tu te mets dans le canapé, celui qui fait face à la baie vitrée et qui donne sur la piscine, jouant distraitement avec un coussin. – Mais bon, le mélo peut attendre, quoi de neuf de ton côté ? Lances-tu dans un soudain regain de légèreté.

Ton visage s’illumine d’un sourire lorsqu’elle t’annonce qu’elle a pu passer un peu de temps avec sa fille. Tu connaissais les circonstances de leur séparation, l’abandon, les remords, le retour ici-même, pour rattraper sans brusquer la petite puce, le temps perdu. – Elle ne sait pas encore qui je suis mais le papa a accepté que je passe un peu de temps avec elle. Déclare-t-elle avec un sourire sincère mais voilé, te semble-t-il d’un peu d’appréhension. – C’est une super nouvelle ça ! Une bonne raison pour trinquer. Commentes-tu en faisant tinter ta flûte contre la sienne. – Elle a quel âge déjà ? Elle te l’a peut-être dis, mais tu n’es plus sûr d’avoir cette information en tête. – Avec le temps, elle réapprendra. Lances-tu avec un sourire. Tu ne connais rien aux enfants, à leur mode de fonctionnement, mais c’est ce que tu lui souhaites, tu imagines qu’elle doit le vouloir aussi, sinon elle ne serait pas revenue. Et toi, qu’est-ce qui t’arrives ? Pourquoi tu n’arrives pas à trouver le rayon de soleil de ton existence ? Pourquoi t’as l’impression que le brouillard est permanent, si épais que rien ne pourra le faire se dissiper ? Au fond, tu connais parfaitement la réponse, tu n’as pas eu besoin de réfléchir dix ans pour la trouver, tu l’as ressentie immédiatement. Tu aurais pu trouver la chaleur, ce bonheur simple d’être avec quelqu’un qui te vois au delà du masque que tu portes, mais tu as chassé le soleil parce qu’il t’a ébloui, parce que tu t’es pris une sacrée insolation. C’est bête, parce que maintenant il t’a tourné le dos, et tu es redevenu ce petit pantin désarticulé. Tu ne sais pas par où commencer, tout est à la fois très clair est très confus dans ton esprit. Elle a bien remarqué, tu n’as pas pu le cacher bien longtemps, que tu pataugeais, et tu souris malgré toi. – J’ai fais une grosse, très grosse connerie, et je sais pas comment recoller les morceaux… Il va falloir que tu sois plus précis là parce que tu as tout dit et rien dit en même temps. – J’ai dis des choses horribles à… Un ami. Sans doute la personne qui les méritait le moins. Tu ne dis pas que cet ami est celui avec qui tu as couché à l’arrière de ta voiture parce que cette pensée te déstabilise. Pourtant, tu sais au fond de toi que tu y as pris autant de plaisir que lui…